Luis Bonilla-Molina
L’attribution du prix Nobel de la paix à María Corina Machado (MCM) a suscité un débat inhabituel sur les réseaux sociaux. Cependant, les arguments pour et contre sont plus chargés d’émotion que de réflexion. Est-il possible d’aborder la réalité vénézuélienne uniquement à travers la perspective manichéenne de la polarisation ?
De toute évidence, comprendre les implications de l’attribution de ce prix nécessite une analyse structurelle afin de saisir l’ampleur de l’opération politique qui le sous-tend. C’est la seule façon de fonder les actions possibles et de converger avec l’offensive militaire, médiatique et de collecte massive de données menée dans les Caraïbes ces derniers mois. Nous appelons à dépasser les interprétations simplistes, typiques d’une propagande politique polarisée, ainsi que les interprétations géopolitiques qui servent la logique même du pouvoir ayant conduit à l’attribution du prix Nobel de la paix 2025.
Bien entendu, notre position rejette toute tentative d’intervention militaire ou de renseignement des États-Unis (CIA) au Venezuela ; cela ne fait aucun doute. Ce que nous souhaitons souligner dans cet article, c’est la nécessité de construire un anti-impérialisme à partir de la classe ouvrière, un anti-impérialisme qui dépasse les discours trompeurs de la gauche, dissimulés derrière une vision géopolitique occultant les conditions de vie matérielles de la classe ouvrière et les limites du régime actuel des libertés politiques dans le pays.
Le prix Nobel de la paix : une stratégie éternelle de soft power capitaliste ?
Historiquement, les États-Unis, tout en développant leur stratégie économique et militaire de domination, mettent également en œuvre des mécanismes de contrôle culturel et d’hégémonie. Le soft power (Joseph Nye, 1990) désigne la capacité nord-américaine à influencer les rapports de force géopolitiques et les comportements sociaux par une attirance idéologique déguisée pour un discours ou une approche, privilégiant la persuasion à la force et à la coercition directe ; autrement dit, en permettant aux dominés de s’approprier une position.
En ce sens, le prix Nobel a historiquement joué plusieurs rôles : premièrement, il a coopté des dirigeants et les a alignés sur des opérations de construction de consensus – libérales, néolibérales ou illibérales –, éloignant autant que possible les discours et les actions des positions associées à la lutte des classes. La rhétorique de la réconciliation nationale joue souvent un rôle central dans cette orientation. Deuxièmement, il a neutralisé les projets anti-impérialistes, les faisant apparaître comme radicaux, incivilisés et inadaptés au présent, au point d’assimiler la souveraineté et la liberté à un danger sans précédent pour la sécurité nationale des États-Unis. L’objectif est d’isoler socialement les mouvements qui remettent en question la propriété privée et le pouvoir du capital. Troisièmement, il a renforcé l’hégémonie culturelle occidentale caractéristique des nations du puissant Nord. Quatrièmement, il a utilisé la morale humanitaire comme arme idéologique – dans une perspective gramscienne – pour justifier des actions impliquant un usage disproportionné de la force. Cinquièmement, il a naturalisé la domination du capital financier mondial, présentant la stabilisation des marchés comme un signe distinctif de paix durable. Cela est facilement vérifiable en examinant la plupart des circonstances et des résultats de la sentence norvégienne. Voyons voir.
En 1983 (Lech Walesa) et 1989 (Mikhail Gorbatchev), le prix Nobel a permis d’accélérer et de légitimer la transition du bloc soviétique vers le capitalisme, protégeant ainsi le leadership qui la garantissait. Après le démantèlement de l’URSS, la Pologne a été intégrée à l’OTAN, consolidant ainsi la frontière orientale du bloc atlantique. La rhétorique de Gorbatchev sur l’ouverture et la transparence a servi de cadre à la transition vers le capitalisme dans les pays soviétiques. Cette rhétorique, légitimée par le prix Nobel, a facilité l’imposition de la paix du marché, garantissant l’entrée de la Russie dans les processus de reproduction mondiale du capital, à tel point qu’elle est aujourd’hui devenue un moteur de la création potentielle du Groupe des Trois (G3), dans le cadre de la reconfiguration en cours des rapports de force internationaux suite à la fin des guerres mondiales. La guerre en Ukraine et les provocations de drones contre les nations européennes autrefois inviolables s’inscrivent dans ce nouvel ordre mondial qui peine à émerger et à se consolider. Les prix Nobel décernés à Walesa et Gorbatchev ont contribué à la construction de l’hégémonie capitaliste mondiale et à la déconsolidation de la puissance impériale américaine, par une dynamique modérée. Une fois leurs objectifs atteints, les lauréats sont devenus des figures mineures.
En 1991, le prix Nobel a été décerné à Aung San Suu Kyi (Myanmar) dans le contexte de la transition démocratique très médiatisée en Birmanie, présentée par l’Occident comme un exemple de résistance pacifique, c’est-à-dire la capacité à éviter la perte du contrôle des capitaux face à un soulèvement populaire. L’arrivée au pouvoir de la Birmanie a marqué le triomphe du néolibéralisme politique et économique sur les modèles nationaux progressistes asiatiques. De fait, dès son arrivée au pouvoir, elle s’est alignée sur le capital occidental, libéralisant des secteurs stratégiques tout en réprimant les minorités ethniques comme les Rohingyas. Par conséquent, le prix a permis de consolider le bloc bourgeois interne, permettant ainsi l’ouverture du pays aux entreprises énergétiques internationales et aux multinationales occidentales, après des décennies d’« isolement » des circuits du marché mondial et du capital transnational.
Des années plus tard, après le début du démantèlement évident de l’OLP, les accords d’Oslo entre Israël et la Palestine furent signés, leur légitimité confirmée par le prix Nobel de 1994, attribué conjointement à Shimon Pérez, Yitzhak Rabin et Yasser Arafat. Ces accords, qui créèrent une « autorité palestinienne », brouillèrent la nature anti-impérialiste de la cause palestinienne, subordonnant la lutte nationale à une administration dépendante de l’aide internationale. La montée du Hamas, contrairement à cette logique, fut un effet prévisible, favorisant le plan stratégique d’Israël visant à écraser le peuple palestinien, à le chasser dans les territoires occupés et à provoquer le génocide actuel à Gaza. La voie vers ce génocide fut ouverte par la légitimation des accords d’Oslo par le prix Nobel. Le prix Nobel de 1994 marqua la mise en scène du consensus néolibéral de l’après-Guerre froide en Palestine.
Barack Obama a reçu le prix Nobel de la paix en 2009, quelques mois seulement après son accession à la présidence des États-Unis, en reconnaissance de ses efforts visant à relégitimer le leadership du pays après les catastrophes en Irak et les preuves de torture à Guantanamo. L’administration Obama a consolidé le nouveau modèle de guerre hybride avec l’utilisation de drones à des fins militaires (Somalie, Yémen, Pakistan), l’invasion et la destruction de la Libye (2011), les bombardements en Syrie et en Irak sous prétexte d’attaquer l’État islamique, la promotion de coups d’État en douceur comme celui du Honduras en 2009 (Zelaya), l’expansion des bases militaires en Afrique (AFRICOM) et au Moyen-Orient, le coup d’État en Égypte (contre Mohamed Morsi), le coup d’État en Ukraine (Euromaïdan, 2014), ainsi que les tentatives de réorganisation du système impérial après la crise financière de 2008. L’attribution du prix Nobel à Obama est devenue une opération hégémonique symbolique, visant à présenter le leadership néocolonial nord-américain comme éthique, et non comme une coercition impériale. C’est ce que l’administration Trump a tenté de faire en 2025, sans succès, car la manipulation géopolitique autour du Venezuela était bien plus judicieuse. La décision du jury norvégien n’était pas due aux divergences de vues de l’Europe avec l’administration Trump, comme on l’a dépeint, car l’Europe est déjà suffisamment soumise à un tel geste de rébellion, mais parce que le Venezuela est une priorité dans le contexte actuel de réorganisation impérialiste.
En 2016, le prix Nobel a été décerné à Juan Manuel Santos, ancien ministre de la Défense d’Álvaro Uribe Vélez, responsable de la politique de « sécurité démocratique » et de l’expansion des bases militaires américaines sur le sol colombien. En tant que chef de la Défense, il a dirigé l’opération de sauvetage d’Ingrid Betancourt et de 15 autres personnes, ainsi que le massacre de 17 guérilleros des FARC en Équateur, au cours duquel Raúl Reyes a été tué (opération Phénix, 2008). En tant que président (2010-2018), il a mené l’opération Sodome (2010), qui a coûté la vie au commandant Jojoy (Víctor Julio Suárez), et l’opération Odiseo (2011), au cours de laquelle Alfonso Cano, alors haut dirigeant des FARC, a été tué. Ses actions militaires d’extermination ont ouvert la voie, par des moyens militaires, à la possibilité de négociations politiques. Par conséquent, l’objectif du prix Nobel 2016 était de conférer une légitimité internationale à l’accord de paix avec les FARC-EP, qui, comme nous l’avons souligné, avait été précédé d’opérations d’assassinats armés contre les dirigeants de ce groupe. Ce faisant, les États-Unis garantissaient la mise en œuvre d’un discours de paix masquant les clauses d’un accord réduisant la possibilité d’un changement radical, notamment concernant la domination de la bourgeoisie colombienne et ses relations coloniales avec les Nord-Américains. Le processus de paix, tout en atténuant formellement les manifestations de guerre interne, n’a pas modifié la structure économique de l’accumulation de richesses par un petit secteur, ni brisé le contrôle oligarchique du territoire qui avait motivé le soulèvement armé des décennies plus tôt. La « paix », légitimée par le prix Nobel, était la condition nécessaire pour attirer les investissements directs étrangers, notamment dans les secteurs minier, des hydrocarbures et de l’agroalimentaire, consolidant ainsi le modèle néolibéral dans ce pays.
Cette trajectoire « géopolitique » se confirmera en 2019, lorsque le prix sera décerné à l’Éthiopien Abiy Ahmed pour l’accord de paix avec l’Érythrée et l’ouverture démocratique dont il fut le fer de lance. Ce prix mettra fin au cycle d’interventions américaines qui ont conduit au renversement du régime de gauche du DERG (gouvernement militaire provisoire éthiopien, 1974-1991) et à la période d’instabilité engendrée par l’offensive militaire du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) qui renversa Mengistu Hailé Mariam. En réalité, ce prix servira à relégitimer le gouvernement de ce pays, qui s’aligne sur la stratégie des États-Unis et du FMI pour la Corne de l’Afrique. L’administration Abiy (2018 – ) a promu la privatisation des entreprises publiques (télécommunications, compagnies aériennes, énergie, transports, logistique et ports), poussant à des réformes pro-marché qui inséreraient l’Éthiopie dans la logique du capital financier mondial (mégaprojets tels que le Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne), tout en méditant pour conjurer le risque de tout changement radical. Le gouvernement Abiy s’est réorienté vers la néolibéralisation (fonctionnement de banques étrangères, création de la bourse)), la promotion de réformes macroéconomiques avec des prêts internationaux (FMI et autres), l’ouverture du taux de change et l’assouplissement de l’économie, la dépossession des communautés par l’accumulation par le déplacement de la population urbaine pauvre en raison du changement d’utilisation des terres. Après l’attribution du prix Nobel, la guerre du Tigré (2020) a révélé que la paix obtenue était en réalité un mécanisme de réorganisation du pouvoir d’État qui favorisait les élites associées au capital transnational et aux intérêts de Washington. Le contrôle de la mer Rouge (ports de Djibouti et d’Erythrée) et l’endiguement de l’expansion commerciale chinoise font partie de l’analyse en coulisses des véritables raisons de l’octroi de ce prix.
L’année 2025 sera attribuée à María Corina Machado, ce qui n’est pas une surprise compte tenu de son objectif. Pour expliquer qui est la lauréate de ce prix, je résumerai l’article que j’ai écrit avec Leonardo Bracamonte en 2024, intitulé « Venezuela : Qui est María Corina Machado ? »
María Corina Machado : Au-delà de l’illibéralisme
María Corina Machado est une militante de l’illibéralisme politique, de l’extrême droite et de la haine fasciste envers tout ce qui ressemble à la gauche politique. Elle est clairement l’incarnation créole de la montée mondiale de l’extrême droite. Cela ne nie ni ne cherche à masquer l’ampleur de son leadership, fondé sur l’assimilation d’une partie importante de la droite vénézuélienne au statu quo, les erreurs catastrophiques du régime Maduro et sa capacité à embrasser les trois grandes aspirations populaires actuelles : la dignité salariale (le salaire minimum mensuel actuel est inférieur à un dollar) conforme à la moyenne régionale, le retour des migrants pour le regroupement familial et la liberté d’opinion et d’organisation pour la grande majorité qui vit du travail. Cependant, l’examen de son programme gouvernemental pour 2023 révèle que ces slogans, lorsqu’ils touchent aux intérêts du capital, sont dilués ou absents de son contenu. Son leadership repose donc sur un fondement idéologique clair. Il s’agit d’un véritable leadership, le nier ne contribue pas à l’analyse politique ni à la construction d’alternatives, même si, comme le dit Fernando Mires, « le MCM a été le leader d’un mouvement national plurisocial et pluriidéologique, qui aujourd’hui s’est transformé en un mouvement pro-Trump… qui au lieu d’ajouter des forces, en a soustrait » (X rouge, 13/10/2025).
Au cours des deux dernières années, Machado s’est imposée comme la leader incontestée d’une part importante de l’opposition vénézuélienne. Lors des primaires de l’opposition pour l’élection présidentielle du 28 juillet 2024, elle a recueilli un soutien massif (93 %) des électeurs. Ce succès s’est produit avant sa disqualification par le gouvernement Maduro, l’empêchant de se présenter à la présidentielle. Elle a alors dirigé la campagne d’Edmundo González Urrutia, le « candidat de tête » de l’opposition pour les élections du 28 juin 2024.
Pour la première fois en 25 ans, un candidat de droite a obtenu un soutien significatif, non seulement parmi les secteurs traditionnels de l’opposition, mais aussi parmi les secteurs populaires et de gauche, lassés de l’autoritarisme de Maduro et de l’élimination des voies démocratiques pour la sélection des représentants. Machado incarne non seulement une opposition – au chavisme comme au madurisme – mais aussi un projet politique bourgeois aligné sur le capital transnational, porteur d’une portée géopolitique, qui cherche à exercer un leadership institutionnel et étatique si les conditions s’y prêtent.
María Corina Machado est clairement ancrée dans la bourgeoisie traditionnelle vénézuélienne. Son histoire familiale remonte loin : Electricidad de Caracas et d’autres empires. Elle s’est forgé une image publique fondée sur le mérite, l’effort individuel, les valeurs entrepreneuriales et une famille modèle, en contraste avec ce que l’on décrit comme le clientélisme, les réseaux de favoritisme et la corruption d’État, considérés comme essentiels au modèle de rente vénézuélien.
Son leadership ne repose pas sur des structures partisanes fortement institutionnalisées, mais plutôt sur des organisations sociales vulnérables, des groupes de la société civile et un fort degré de personnalisme, une sorte de « caudillisme ». Durant les années chavistes et Maduro, Machado a été une figure récurrente de l’opposition, adoptant souvent des positions insurrectionnelles (tentatives de renversement du gouvernement, dénonciation de la dictature, etc.). L’un des épisodes marquants fut sa participation au référendum révocatoire de 2004 avec l’organisation Súmate ; il semblerait que Súmate ait reçu des financements d’entités américaines, et Machado a été accusée de complot, sans que cela n’ait entraîné de conséquences judiciaires.
Dès 2002, Machado avait signé le « décret de salut national » lors du coup d’État contre Chávez, au nom de la société civile. Cet épisode illustre son engagement précoce dans les efforts visant à renverser le régime institutionnel du chavisme.
Son opposition est de classe ; de fait, son programme de gouvernement (2023-2024), intitulé « Venezuela : Terre de grâce. Liberté, démocratie et prospérité », propose une transition vers un État de petite taille, une économie de marché, la propriété privée, la réduction de l’appareil bureaucratique, la méritocratie, une justice libérale et une garantie pour les investissements privés nationaux et internationaux. Il propose un « accord national » pour surmonter le Maduro-bolivarisme afin de remettre à zéro le pacte social vénézuélien inscrit dans la Constitution de 1999. L’un des piliers de sa proposition est le fédéralisme, compris comme la décentralisation du pouvoir, la distribution des ressources aux régions, la création d’espaces d’accumulation capitaliste régionale et le dépassement du « déséquilibre du contrôle central » pour construire de nouvelles relations de pouvoir fondées sur le capital.
Dans l’article que nous avons co-écrit avec Bracamonte (2024), nous mettons en avant les six piliers de son programme gouvernemental, annoncé en 2023, assortis chacun de mesures à court, moyen et long terme. Parmi les fondements politiques de la coexistence, il prône l’indépendance des pouvoirs, l’équilibre des pouvoirs, la simplification bureaucratique, la professionnalisation de la fonction publique, le
rétablissement de l’équilibre institutionnel, la légitimation des pouvoirs législatif et judiciaire, et le rétablissement des garanties juridiques.
En ce qui concerne la restructuration de l’État, il souligne la nécessité de réduire la taille de l’État conformément au modèle néolibéral, de réorganiser le système fédéral, de numériser les processus administratifs (« E-gov »), d’établir une carrière de fonction publique méritocratique et de recycler les travailleurs publics qui « veulent » se soumettre au nouveau modèle de gestion.
Pour stabiliser l’économie, il propose un cadre économique et financier stable, le respect de la propriété privée, la séparation des liens publics qui régulent les changes et le financement, des ajustements fiscaux, des accords avec des organisations internationales comme le FMI/BM, des échanges de dettes contre des actifs, la privatisation des entreprises publiques (y compris PDVSA) et des services publics essentiels.
Sa stratégie de développement économique, social et culturel prévoit des plans de santé intégraux, une éducation axée sur les techniques et les sciences (STEM), des bons d’éducation, des réformes curriculaires visant à éliminer l’idéologie bolivarienne, un système de sécurité sociale avec des composantes privées, la flexibilité du travail et un engagement en faveur de l’inclusion basée sur la propriété privée et le marché.
Il prône un développement dit durable basé sur une économie verte à travers la promotion d’énergies propres, d’entreprises vertes compatibles avec l’investissement privé, la formalisation réglementaire des secteurs extractifs et le remplacement de la dette publique par des initiatives vertes.
En politique étrangère, ses efforts se concentrent sur le retour de l’immigration, fondé sur la reconquête du rôle du pays dans la division internationale du travail inhérente à la mondialisation néolibérale. Son approche pragmatique des relations internationales repose sur la professionnalisation du service extérieur (une nouvelle bureaucratie formée à suivre la logique du capital) et son intégration au sein d’organisations internationales telles que l’OCDE, ce qui lui permettra d’attirer les investissements étrangers.
La campagne des primaires de l’opposition lui a conféré visibilité et légitimité. Malgré sa disqualification, ses messages, sa tournée dans le pays et sa rhétorique optimiste ont gagné en résonance. Il s’est forgé une image de victime en raison des maladresses du gouvernement (refus d’enregistrement, disqualifications, restrictions de circulation). Ce discours a renforcé son leadership. Il a réussi à rallier le soutien non seulement des secteurs traditionnels de la droite, mais aussi de secteurs plus larges qui soutenaient auparavant Maduro, notamment les personnes durement touchées par les sanctions, les migrants et les secteurs populaires touchés par la dégradation des services et de l’économie.
Bien que Machado présente un projet néolibéral explicite, nombre de ces idées n’ont pas été largement débattues pendant la campagne, ce qui a permis à son véritable programme de rester largement caché, ou du moins peu médiatisé. De fait, publiquement, il ne répond pas clairement aux revendications populaires de la classe ouvrière, des syndicats, des mouvements sociaux ou des droits sociaux : il met davantage l’accent sur les garanties juridiques du marché, de la propriété et d’un État de taille réduite. Les politiques sociales apparaissent davantage comme des promesses ou des coups de pub.
Machado omet de reconnaître l’existence ou le rôle de la « nouvelle bourgeoisie », ne parlant que d’individus corrompus, comme si l’ancienne bourgeoisie ne s’était pas construite sur la conquête des revenus pétroliers. Cette incapacité à dialoguer avec la nouvelle bourgeoisie limite sa capacité à construire un large accord interbourgeois, ce qui entrave sa volonté de favoriser une transition ordonnée du pouvoir. Son radicalisme discursif – insurrectionnisme, opposition frontale et position intransigeante envers le régime de Maduro – lui vaut des soutiens, mais crée également des marges de conflit politique qui présentent des risques pour la stabilité institutionnelle ou le dialogue politique. C’est là son principal talon d’Achille : il se range du côté de l’un des secteurs bourgeois en conflit, entravant ainsi toute possibilité de stabilisation politique et économique.
Machado entretient des liens étroits avec l’ancienne bourgeoisie vénézuélienne (hommes d’affaires, propriétaires des moyens de production). Il est également en contact avec des capitaux étrangers et des organisations internationales et diplomatiques. Invitations, récompenses et reconnaissances extérieures font partie intégrante de sa carrière.
En 2005, María Corina Machado et George W. Bush se sont rencontrés publiquement pour dévoiler un programme commun sur la démocratie et les droits de l’homme, la situation politique intérieure, l’avenir des relations bilatérales entre les États-Unis et le Venezuela, et la géopolitique pétrolière. Vingt ans plus tard, il semble que les accords conclus lors de cette rencontre soient en voie de finalisation.
Les États-Unis et d’autres puissances internationales scrutent son leadership avec intérêt, quoique avec prudence, comme une option de transition possible. Une transition menée par Machado et son alliance (MCM-EGU) devrait gérer les contradictions entre son programme néolibéral et les attentes sociales populaires. Son succès dépendrait de sa capacité à construire un consensus plus large, à négocier avec d’autres factions de la bourgeoisie, y compris la nouvelle bourgeoisie, et à gérer les tensions sociales, ce qui semble improbable. Cependant, la maladresse du régime Maduro dans la gestion de la situation intérieure et des relations internationales – même au sein du bloc progressiste composé de Boric, Lula, Petro et feu Pepe Mujica – a ouvert la voie à la tentation impériale d’imposer une transition.
María Corina Machado représente non seulement une opposition électorale au régime de Maduro, mais aussi un projet idéologique, militaro-institutionnel et de continuité néolibérale explicite avec le virage qu’il a opéré, et d’intégration aux formes illibérales actuellement promues par l’administration Trump. Le programme du MCM repose sur les intérêts de la vieille bourgeoisie, du capital transnational, du libre marché et de la réduction de l’État. La pratique politique du MCM vise la liquidation de la nouvelle bourgeoisie. Son leadership repose sur un fondement matériel concret : l’urgence sociale de millions de personnes ayant subi la détérioration matérielle, les effets des sanctions, de l’inflation et des migrations sous l’administration Maduro (2014-2025). Machado se fait le porte-parole de ce mécontentement, bien qu’avec un programme qui vise à préserver les intérêts du capital, et non les droits sociaux. L’illusion selon laquelle Machado, s’il arrivait au pouvoir, représenterait une solution progressiste ou démocratique pour les secteurs populaires est trompeuse : son projet présente de réelles différences fondamentales avec les initiatives de justice sociale et s’inscrit dans la logique de la restauration bourgeoise dans la transition du néolibéralisme à l’illibéralisme.
La crise précédant le prix Nobel 2025
Depuis 1983, le Venezuela traverse une crise structurelle du modèle d’accumulation bourgeoise rentière – basé sur le pétrole, l’extractivisme et les importations – et de représentation politique – apparue en 1958 – dont il n’a pas pu sortir malgré les recettes néolibérales (PAC, 1988), la rébellion populaire (1989), les soulèvements militaires (4F et 27N, 1992), le gouvernement de large base (Caldera, 1994), la période chaviste (1999-2013) et l’égide de Maduro (2013-2025).
Le début de la crise nationale a coïncidé avec l’avènement de la mondialisation néolibérale, la financiarisation de l’économie mondiale et l’essor de la technopolitique comme substitut aux présupposés idéologiques mondiaux. Cette combinaison de facteurs locaux et internationaux a nécessité l’élaboration d’un nouveau modèle d’accumulation bourgeoise combinant capitaux locaux et internationaux, investissements concrets et financiarisation spéculative basée sur les revenus pétroliers, ainsi qu’un nouveau modèle de médiation partisane capable de dépasser les présupposés fordistes et les modèles de sécurité sociale et de libéraliser les relations entre les classes sociales. Cela impliquait non seulement l’émergence de nouveaux paradigmes politiques, mais aussi la création d’une nouvelle génération de dirigeants, une évolution que ne pouvaient accepter passivement ceux qui détenaient le pouvoir. De plus, la bourgeoisie vénézuélienne, parasitaire en raison de son mode d’accumulation rentier, manquait d’expérience pour s’intégrer au marché international concurrentiel promu par la mondialisation, ce qui a exacerbé la crise.
L’effort singulier du chavisme (1999-2013) pour surmonter la crise sur la base d’un agenda social et de la démocratisation de la richesse – qui ne s’est jamais transformé en révolution anticapitaliste, mais qui comportait des éléments progressistes en ce sens – s’est heurté à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, avec ses propres intérêts de classe, qui, dans la période 2013-2025, a stoppé et dissous le radicalisme accumulé.
La candidature de Chávez (1996-1998) impliquait un appel au développement d’un capitalisme humain, une troisième voie, qui surmonterait la domination de la vieille bourgeoisie, et non l’éliminerait. C’est pourquoi des secteurs de cette ancienne bourgeoisie, représentés par Miquilena et d’autres, le soutinrent jusqu’au coup d’État de 2002. Dès lors, la Révolution bolivarienne connut une dualité qui allait marquer son issue dramatique. D’un côté, la promotion d’un projet national, populaire et communautaire, la construction d’un pouvoir populaire – bien que toujours dirigé et contrôlé par le parti – ainsi que le socialisme dit du XXIe siècle (à partir de 2025) ; de l’autre, l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, alimentée par l’ancien modèle rentier et basé sur les importations. La hausse des prix du pétrole allait contribuer à cette double orientation, favorisant une nouvelle forme de polyclassisme.
La crise financière de 2009-2010 au Venezuela, qui a impliqué des figures clés du chavisme, aujourd’hui propriétaires de banques, a démontré que le projet néo-bourgeois était en marche. Entre 2009 et 2012, la confrontation croissante, quoique de faible intensité, entre les deux voies du processus bolivarien, la voie communale et la voie bourgeoise, est devenue manifeste. Chávez, qui aspirait à jouer un rôle de médiateur entre les deux – certains affirment que son pari stratégique serait en faveur du mouvement populaire national, mais il n’existe aucun moyen de le vérifier – est tombé malade et a fini par mourir, cédant la place à un successeur soudain ou contingent (Maduro), qui manquait du leadership et de l’équilibre interne des pouvoirs nécessaires pour maintenir les liens de médiation inhérents à un projet de masse multiclassiste.
L’arrivée au pouvoir de Maduro inaugure ainsi une nouvelle phase : le madurisme, qui prône la suprématie du programme néo-bourgeois, la subordination puis la liquidation du projet communautaire national populaire. Le socialisme du XXIe siècle se réduit à un slogan, qui maintient la solidarité de secteurs de la gauche internationale incapables de saisir la crise structurelle du capitalisme rentier vénézuélien, mais qui, en interne, devient un frein aux possibilités réelles du socialisme parmi les masses. Pour les citoyens ordinaires, le socialisme du XXIe siècle se traduit par l’autoritarisme, l’absence de libertés politiques, la détérioration sans précédent des conditions de vie matérielles, la fracture des familles due à l’explosion des migrations économiques et la perte d’espoir dans le rôle de l’État comme garant des droits fondamentaux. Les dommages causés par le madurisme aux possibilités d’une alternative socialiste à la crise vénézuélienne sont énormes, et ses conséquences restent imprévisibles.
Le gouvernement de Maduro est une forme de gouvernement guidée par la nouvelle bourgeoisie, née du coup d’État de 2002. En l’absence d’un leader fort comme celui de Chávez, le gouvernement de Maduro construit une identité diffuse fondée sur des rapports de force internes, avec différents dirigeants au service du pouvoir central. Mais ceux qui ne reconnaissent pas la capacité de Maduro à construire son propre modèle de leadership et à le rendre fonctionnel pour maintenir le pouvoir se trompent. Sa faiblesse s’est transformée en force autour de ce qu’il appelle une alliance civilo-militaire-policière.
L’administration Maduro a connu trois périodes clés. La première, entre 2013 et 2017, s’est attachée à dissoudre les vestiges de la représentation politique de l’ancienne bourgeoisie, en intervenant – principalement de manière indirecte – auprès des partis de droite et en réprimant avec force les révoltes de rue suscitées par ce secteur politique, avec un impact inquiétant sur les droits humains (surtout en 2017). Parallèlement, elle a réussi à fragmenter la droite politique, formant clairement le camp des « alacranes » (scorpions), des secteurs de la droite qui prétendaient rester dans l’opposition au gouvernement mais qui, plus que jamais, négociaient en coulisses avec lui. La fraction de l’ancienne bourgeoisie qui a échappé – et résisté – à cette assimilation était représentée par María Corina Machado (MCM), jusque-là minoritaire dans l’électorat d’opposition (2 à 5 %), mais qui a commencé à émerger à cette époque comme la seule véritable opposition de droite.
Durant cette période, le gouvernement Maduro a isolé des dirigeants du PSUV et du gouvernement qui cherchaient à soutenir le programme du gouvernement chaviste (Giordani, Navarro, Márquez et d’autres), tout en aliénant des figures clés du modèle chaviste d’accumulation et de leadership multiclassiste (Ramírez, Rodríguez Torres, entre autres). Cela a construit le gouvernement Maduro comme un secteur doté de sa propre identité, distinct de son noyau dur, le chavisme.
La deuxième phase du gouvernement Maduro s’est déroulée entre 2018 et 2024, période durant laquelle il a privilégié la soumission de la gauche, qui commençait à s’éloigner de son orientation politique (PPT, Tupamaros, Redes, PCV, entre autres). L’abandon du programme social a été justifié par la mise en œuvre de mesures coercitives unilatérales (UCM), qui ont eu un impact significatif à partir de 2017. Si elles ont significativement affecté les revenus du pays, elles n’ont pas suffi à expliquer l’impact dévastateur sur le programme national de justice populaire et sociale, qui avait été au cœur de la politique pendant la période chaviste. Le salaire minimum mensuel, qui sert d’indicateur de retraite pour quelque cinq millions de personnes, a chuté, atteignant des niveaux sans précédent de près d’un demi-dollar américain par mois, tandis que le salaire moyen se situe entre 15 et 20 dollars par mois. L’octroi de primes supplémentaires – environ 120 dollars par mois – est loin de compenser l’inflation généralisée qui place les biens et services de première nécessité à un prix deux à trois fois supérieur à la moyenne latino-américaine. Les transferts de fonds des huit millions de migrants contribuent à alléger la précarité de ceux qui restent au pays. L’argent provenant de la vente de biens tels que maisons, voitures et terrains appartenant à la classe moyenne et aux professionnels est utilisé pour la subsistance quotidienne, créant un nouveau modèle d’accumulation de biens à des prix dépréciés sur le marché immobilier.
En 2018, le gouvernement Maduro a promulgué le décret 3332, réformant la loi organique du travail, limitant le droit de grève et les conventions collectives. Il a également publié le Mémorandum 2792, un coup sans précédent porté au marché du travail, ouvrant la voie à une réduction drastique du coût de la main-d’œuvre vénézuélienne. Tout cela s’est accompagné d’interventions judiciaires contre tous les partis de gauche et de persécutions contre les dirigeants syndicaux et sociaux, ce qui a entraîné un virage autoritaire significatif sous le régime Maduro.
Durant cette période, des négociations avec l’administration américaine ont débuté, d’abord secrètes puis publiques. Ce rapprochement visait à reconstruire les relations avec la puissance impérialiste américaine, utilisant le pétrole comme monnaie d’échange pour surmonter les effets de l’UCM. À cette fin, il cherchait à se présenter comme un gouvernement capable de favoriser une rencontre entre l’ancienne et la nouvelle bourgeoisie, de restaurer l’ordre bourgeois et d’ouvrir ainsi une nouvelle ère de gouvernabilité.
Plusieurs obstacles se dressent face à cette initiative. Premièrement, le modèle d’accumulation de la nouvelle bourgeoisie est resté rentier, axé sur les importations et l’extraction – tout comme celui de l’ancienne bourgeoisie –, ce qui signifie que les éléments constitutifs de la crise structurelle capitaliste locale amorcée en 1983 n’ont pas été surmontés. Les États-Unis ne souhaitent pas reproduire le modèle de relations économiques et commerciales avec le Venezuela, typique de la période libérale bourgeoise, mais s’engagent plutôt dans une combinaison de relations néolibérales et illibérales qui favorise une plus grande captation de rentes et le transfert des effets de ses crises structurelles vers la périphérie capitaliste. Malgré un accord public et notoire entre le régime Maduro et l’association patronale FEDECAMARAS, il subsiste un secteur rebelle de l’ancienne bourgeoisie favorable à la libéralisation totale de l’économie et qui se revendique comme représenté par María Corina Machado.
Deuxièmement, le basculement de Maduro a considérablement érodé sa base sociale et électorale, limitant sa capacité à jouer un rôle de médiateur efficace dans un cadre de libertés démocratiques. De fait, l’augmentation des revenus pétroliers suite à la guerre en Ukraine a marqué un transfert brutal de ressources vers la bourgeoisie financière – une forme de contrôle des changes – ainsi que vers des schémas d’accumulation par les importations, la spéculation et la corruption elle-même (comme dans le cas des cryptomonnaies de PDVSA), mais elle n’a pas amélioré les conditions de vie matérielles de la classe ouvrière ni rétabli les salaires.
Troisièmement, alors que l’administration Biden semble suivre cette ligne de conduite soutenue par Maduro – en particulier depuis la guerre en Ukraine, avec le retour du Venezuela comme source fiable d’approvisionnement en pétrole – l’administration Trump parie sur le fait de placer la question vénézuélienne dans l’agenda de repositionnement néocolonial des États-Unis dans la région.
Quatrièmement, en limitant la possibilité d’une alternative de gauche à Maduro et en cooptant une partie importante de la droite (les scorpions), Maduro a fini par renforcer la légitimité du leadership de María Corina Machado, qui s’est imposée comme la véritable représentante de l’opposition à Maduro. La maladresse de Maduro à attaquer la gauche, qui pourrait constituer un facteur d’équilibre lui permettant même de négocier dans de meilleures conditions, démontre l’identité idéologique de la nouvelle bourgeoisie avec le secteur de l’ancienne bourgeoisie qui lui fait face.
Pour l’ancienne comme pour la nouvelle bourgeoisie, l’essentiel est de favoriser la polarisation, qui éliminerait tout projet de nature populaire, nationale ou authentiquement socialiste. La polarisation Maduro-MCM profite au régime de Maduro et aux États-Unis, car elle contribue à conjurer toute possibilité de solution radicale et authentiquement anti-impérialiste, tout en maintenant le contrôle d’une solution bourgeoise à la crise vénézuélienne.
Le troisième moment du madurisme débute avec les élections du 28 juillet 2024. Maduro était conscient que le désastre engendré par son programme politique avait permis à toute l’opposition à son administration de se rassembler autour de María Corina Machado, mais il considérait l’émergence d’un pôle de masse à sa gauche moins dangereuse, car cela mettrait en péril les intérêts de la nouvelle bourgeoisie qu’il représente. Il est faux de dire que l’électorat vénézuélien a viré à droite ; au contraire, l’impossibilité de construire un point de référence électoral distinct de la polarisation qui servait le programme de Maduro et les États-Unis a contraint de larges pans de l’électorat opposé au plan d’ajustement structurel du gouvernement à voter pour la seule option qui semblait viable et clairement opposée à la réalité. Même une partie de la gauche s’est laissée piéger par cette illusion, ne l’abandonnant que face à la menace militaire américaine contre le Venezuela. La méfiance de l’électorat envers les autres options politiques de droite et centristes, infiltrées en grande partie par le gouvernement de Maduro à travers le scorpion politique, a injustement affecté même les organisations ayant des degrés évidents de liberté par rapport au gouvernement de Maduro, comme celles représentées par Enrique Márquez et son parti centriste.
Dans cette troisième phase, le gouvernement Maduro a tenté de conclure un accord avec les États-Unis sur la base des ressources pétrolières et minières du Venezuela. Le problème est que le temps semble compté, car le programme illibéral de Trump et l’émergence d’un nouvel ordre mondial capitaliste exigent désormais un nouveau rôle pour le Venezuela dans cette reconfiguration.
Trump déclenche une tempête dans les Caraïbes
L’administration Trump œuvre à un repositionnement impérial dans la région. En ce sens, le Venezuela joue un rôle central dans sa stratégie. Tout semble indiquer que Trump, contrairement à Biden – qui prônait le laisser-aller tant que les États-Unis obtiendraient du pétrole vénézuélien – souhaite exercer un contrôle territorial, politique et militaire sur le Venezuela, afin de l’utiliser comme exemple de sa stratégie d’hégémonie idéologique illibérale et de néo-anticommunisme.
Pour ce faire, il suit une voie claire. Tout d’abord, conscient que le régime Maduro est en train de se montrer soumis aux intérêts américains, il accuse Maduro et ses dirigeants d’être des narcotrafiquants – le Cartel des Soleils – cherchant non pas à intégrer, mais à affaiblir le gouvernement vénézuélien, profitant des hésitations du régime Maduro pour créer une situation encore plus favorable au Nord.
Deuxièmement, en promouvant l’image du régime de Maduro comme celle d’un narcotrafiquant – sans toutefois fournir de preuves objectives –, il cherche à présenter le progressisme comme un secteur en proie à une dégénérescence criminelle et à diluer une potentielle résistance antiaméricaine à toute intervention militaire. La résistance anti-invasion commence à être présentée comme les vestiges de bandes criminelles.
Troisièmement, en déployant des navires, du matériel et des troupes de combat dans les Caraïbes, il démontre sa suprématie militaire régionale, favorisant une transition du pouvoir au Venezuela au moindre coût et avec un impact géopolitique régional significatif. Il cherche avant tout à créer des divisions au sein du régime Maduro, facilitant son éviction par des chefs militaires internes, ouvrant ainsi la voie à un scénario à la Grenade (coup d’État interne suivi d’une intervention militaire américaine).
Quatrièmement, il attaque de manière disproportionnée les bateaux de pêche, les accusant de faire partie de la logistique du trafic de drogue, pour habituer l’opinion publique régionale à ouvrir des opérations militaires avec des dommages collatéraux en termes de vies humaines.
Cinquièmement, il promeut la succession de María Corina Machado – directement ou initialement par l’intermédiaire d’Edmundo González – comme gouvernement ouvrant la voie à une solution illibérale à la crise structurelle amorcée en 1983. Les États-Unis sont conscients de l’instabilité d’un éventuel gouvernement dirigé par María Corina Machado, car ses mesures économiques et politiques entraîneraient rapidement une perte de popularité et rendraient son mandat instable, compromettant ainsi ses intérêts. Sachant que MCM a déclaré à plusieurs reprises qu’il solliciterait le soutien, notamment militaire, des États-Unis, l’objectif stratégique américain semble être de favoriser son accession au pouvoir, ouvrant la voie à une « situation haïtienne » dans laquelle l’instabilité du gouvernement conduirait MCM à demander l’occupation étrangère du territoire, permettant ainsi l’établissement de bases militaires permanentes au Venezuela pour garantir un contrôle plus direct des réserves pétrolières. Dès lors, MCM deviendrait une pièce remplaçable sur l’échiquier américain.
Sixièmement, criminaliser toute résistance potentielle à ce scénario nécessiterait le maintien de l’état d’urgence au Venezuela (suite à l’attaque militaire américaine), ce qui s’inscrit parfaitement dans le programme politique illibéral de Trump. Cela viserait à empêcher le regroupement des forces progressistes, démocratiques et de gauche, écartant ainsi le danger d’une révolution au Venezuela.
Par conséquent, l’attribution du prix Nobel à María Corina Machado doit être considérée comme faisant partie d’une stratégie impérialiste visant à obtenir un contrôle beaucoup plus direct sur les richesses du Venezuela.
La tragédie du régime de Maduro réside dans le fait que la seule façon de survivre au pouvoir serait de reprendre le programme national populaire qu’il a décidé d’enterrer en 2014, d’abandonner le programme bourgeois bonapartiste qu’il a tenté de mettre en œuvre en 2018 et de développer un anti-impérialisme réel, et non seulement déclaratif. Certes, le régime de Maduro dénonce à juste titre le déploiement de navires de guerre américains dans les Caraïbes, mais il occulte le nombre croissant de pétroliers qui sillonnent quotidiennement le lac Maracaibo pour transporter du pétrole brut vers les États-Unis, dont la vente s’effectue dans des conditions néocoloniales pires que celles qui prévalaient avant l’arrivée de Chávez au pouvoir. Cependant, reculer de cinq pas par rapport au programme néo-bourgeois de Maduro limiterait sa capacité d’accumulation de richesses, ouvrant la voie à des crises internes au sein de ce bloc bourgeois. De plus, un retour au programme national populaire effraierait aussi bien la nouvelle que l’ancienne bourgeoisie.
Le dilemme semble résider dans la capacité de Maduro à construire un véritable rapport de force interne qui rendrait les Américains plus prudents, un phénomène impossible à prévoir autrement qu’en revenant au programme chaviste. Cela prend un caractère d’urgence dramatique, à partir du 15 octobre 2025, lorsque le New York Times annonce que l’administration Trump a autorisé la CIA à lancer des opérations de déstabilisation sur le territoire vénézuélien, en prévision de la transition vers le gouvernement de María Corina Machado, aujourd’hui lauréate du prix Nobel de la paix. Cette annonce devrait inciter toutes les forces progressistes et anti-impérialistes à dénoncer et à mener des actions de masse pour mettre fin à l’attaque contre la souveraineté nationale continentale ; l’attaque contre le Venezuela est une attaque contre toute la région.
Pourquoi attribuer le prix Nobel à MCM à ce moment précis ?
L’attribution du prix Nobel à María Corina Machado repose sur plusieurs raisons géopolitiques. La première est de consolider son leadership local et international, en le protégeant de l’érosion causée par l’absence de solutions politiques après les élections du 28 juin 2024, notamment en raison de la restructuration entreprise par le régime Maduro, avec des élections législatives et régionales où il a obtenu une majorité apparente.
Deuxièmement, repolariser le débat politique vénézuélien. Rien n’est plus dangereux pour les États-Unis et les bourgeoisies vénézuéliennes – des IVe et Ve Républiques – que, face au désenchantement suscité par l’absence de résolution de la terrible situation générée par le régime de Maduro et à l’impossibilité d’une transition ordonnée dans l’intérêt du capital, l’émergence d’un mouvement de masse indépendant des intérêts bourgeois et impérialistes. De fait, au cours de l’année écoulée, le tissu social de résistance aux diverses formes de néolibéralisme et d’illibéralisme s’est considérablement reconstruit, même s’il n’a pas encore pris la forme d’un mouvement de masse. Le prix Nobel pour le MCM vise à repolariser le débat entre le régime de Maduro et la faction de María Corina Machado, en réduisant l’espace nécessaire à la construction d’une alternative qui ne soit pas alignée sur les objectifs de la Maison Blanche et du Pentagone.
Troisièmement, il faut veiller à ce que le programme d’un gouvernement de transition, voire d’un gouvernement permanent, soit celui d’une dépendance néocoloniale envers les États-Unis. L’administration américaine se soucie peu du sort du peuple vénézuélien ; elle l’utilise simplement comme un élément négociable sur l’échelle de la puissance impériale.
Quatrièmement, compte tenu de la possibilité que les États-Unis lancent des opérations militaires et de renseignement directes sur le sol vénézuélien, il est important de présenter leur intervention comme une action de soutien à la paix régionale et au leadership d’un lauréat norvégien du prix Nobel de la paix. L’emprisonnement ou la disparition physique de MCM durant ces événements constituerait une justification supplémentaire à l’intervention militaire américaine au Venezuela.
En ce sens, le prix Nobel de la paix 2025 s’inscrit dans la stratégie visant à consolider le rôle des États-Unis dans la région.
Les tâches des révolutionnaires
C’est une période difficile pour ceux qui incarnent la lutte anticapitaliste au Venezuela. Dénoncer toute tentative d’attaque ou d’invasion américaine du Venezuela est sans conteste au cœur des positionnements et des actions politiques. Mais cela ne peut laisser espérer que la survie du régime néo-bourgeois de Maduro permettra l’émergence d’un gouvernement qui garantisse les deux conditions nécessaires au changement du point de vue de la classe ouvrière : l’amélioration des conditions de vie matérielles et la liberté politique de s’organiser en syndicats et partis de gauche, leur permettant de travailler, d’exprimer leurs opinions et de se mobiliser avec de larges garanties. Cette dualité pose le défi de construire un anti-impérialisme au-delà de la géopolitique, un anti-impérialisme ancré dans la réalité de ceux qui vivent de leur travail. Est-ce réalisable ?
Un éventuel gouvernement de María Corina Machado non seulement poursuivrait le programme antipopulaire initié par le régime Maduro, mais l’intensifierait. De fait, María Corina Machado n’a pas affirmé que son arrivée au pouvoir signifierait le retour du droit des travailleurs à se syndiquer librement, du droit de grève et de la mobilisation de la classe ouvrière. Elle a plutôt évoqué un programme d’ajustement structurel illibéral qui permettrait de sortir de la crise bourgeoise amorcée en 1983 grâce à des solutions axées sur le marché.
Alors, qui soutenir ? C’est la question souvent posée face à la situation confuse du Venezuela. La réponse ne peut être que la classe ouvrière et ses intérêts. Sans elle, tout anti-impérialisme est vain et ne sert que la réorganisation bourgeoise du Venezuela.
